Ces curieux petits monstres du Golfe de Papouasie

in Williams, The natives of the Purari Delta 1924

Je me souviens parfaitement de la première exposition du musée du Quai Branly située en mezzanine que j’ai visitée à l’été 2006. Intitulée « Qu’est-ce qu’un corps ? », cette exposition remettait en question notre perception occidentale du corps. Parmi les œuvres exposées, je me souviens particulièrement d’une sorte de cocon, ou peut-être d’un cochon à la gueule béante, qui se voulait une reproduction miniature des grandes maisons des hommes. Cet intrigant objet était appelé « monstre de vannerie » ou kaiemunu.

C’est également à cette occasion que j’ai appris que ces maisons des hommes, caractéristiques du Golfe de Papouasie, et que je découvrais pour la première fois en photographie, symbolisaient des ventres maternels. Leur fonction était d’engloutir les garçons novices pour les « régurgiter », transformés en hommes véritables. Cette matrice, spécifiquement masculine, se manifestait à travers la grande maison elle-même, mais aussi les objets sacrés que constituaient les rhombes, ainsi que ces petits monstres conservés dans les recoins des maisons longues, où les enfants sont amenés à pénétrer.

Près de vingt ans plus tard, en revisitant les photographies prises au début du XXe siècle dans le Golfe de Papouasie, je suis frappée par le fait que de nombreux photographes aient pu accéder à ce qui devait être un lieu secret. Ces contenants, dotés d’une puissance symbolique telle qu’ils pouvaient métamorphoser leur contenu – le novice – en un être accompli, ce que l’on pourrait qualifier de véritable personne, continuent de m’étonner.

Ove Eh, un enfant du village d’Ukiravi dans son kaiemunu, dans la maison longue Mira Ravi © Williams, 1922

F.E. Williams dans un article de 1923 paru dans The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland : « The Pairama Ceremony in the Purari Delta, Papua » est certainement le premier a avoir donné une description et tenté de comprendre les fonctions de ces monstres : » De chaque côté de l’intérieur se trouve une série d’alcôves ouvertes appelées larava. En les franchissant, on arrive à une barrière de feuilles de palmier qui ferme les 30 ou 40 derniers pieds du bâtiment. Ce compartiment arrière s’appelle le ravi-oru. C’est un endroit secret, toujours sombre et silencieux, où ne pénètrent que quelques personnes qualifiées pour la cérémonie. On peut y voir, non sans difficulté, une foule de monstres en osier, des créatures à quatre pattes de 5 à 6 pieds de haut, aux yeux brillants et à la bouche énorme et caverneuse. Ce sont les kaiemunu« 

in Williams, The natives of the Purari Delta 1924

D’après Williams, les fonctions des kaiemunu ne se limiteraient pas uniquement à l’initiation des jeunes garçons. Il explique que chaque kaiemunu est associé à une larava, ou alcôve spécifique, appartenant à un petit groupe patrilinéaire particulier. Ces « monstres » auraient le pouvoir d’influencer la réussite des chasses ou encore la santé de leur groupe. Cependant, pour exercer pleinement leurs fonctions, ils doivent être périodiquement revitalisés, d’où l’organisation de cérémonies appelées Pairama.

Williams a eu l’occasion d’assister à un tel rituel (qui n’avait lieu que tous les 5 ou 6 ans) dans le village d’Ukiravi, impliquant deux maisons longues, ravi : Akia et Mira (celles visibles sur les photographies ci-dessus). Ce Pairama coïncidait avec la sortie des novices après une période de réclusion d’une durée maximale de six mois. Ces jeunes, âgés en général de sept ans, étaient souvent confiés aux soins de leur oncle maternel. L’auteur tempère néanmoins l’idée que le kaiemunu transforme les enfants en « hommes » en soulignant que leur réclusion n’était ni contraignante ni éprouvante. Au contraire, les novices bénéficiaient d’un traitement bienveillant et d’une alimentation généreuse, sans épreuves réellement difficiles à affronter.

Les ravi Akia et Mira, évoquées dans la cérémonie du Pairama à laquelle Williams avait assisté, représentaient une « mère » et sa « fille » — deux maisons se faisant face. Après une longue attente nécessaire à leur reconstruction, car elles avaient été gravement endommagées, les hommes bâtirent de grandes plateformes. Le jour suivant, 18 pirogues partirent, chacune embarquant un jeune garçon, assis entre les genoux de son accompagnateur. Il ne s’agissait pas d’une chasse, mais d’une vérification : il fallait s’assurer que le kaiemunu autorisait la cérémonie, ce qui se confirma lorsque les pirogues commencèrent à tanguer. Les rameurs avaient également pour mission de collecter des cannes. À la tombée de la nuit, de retour au village, les pirogues furent accueillies par une grande assemblée d’hommes. Ces derniers transportèrent les cannes à l’intérieur des ravi et dressèrent une haute barrière de feuilles de palmier à leur entrée pour dissimuler les préparatifs à venir.

Le lendemain matin, les jeunes garçons procédèrent à la destruction des anciens kaiemunu, qui avaient été placés dans leurs larava respectifs. Grimpés sur ces « monstres », ils les écrasèrent et les réduisirent en morceaux. Les fragments furent soigneusement récupérés, enveloppés dans des nattes de feuilles de cocotier, puis déposés sur une des plateformes prévues à cet effet. Rapidement, de nouveaux kaiemunu furent confectionnés.

Williams fut le premier à documenter cette cérémonie, bien qu’il n’ait pas été le premier à mentionner ces objets. En effet, on doit à une femme, Kathleen Haddon, déjà évoquée, une photographie datée du 19 octobre 1914, représentant un « Kai-a-imune in ravi » provenant du village de Kairu, situé dans le Delta du Purari. Elle confirme avoir vu un enfant dans cette alcôve qui était dans sa phase d’initiation, c’est-à-dire apprenant les lois et les coutumes de son clan (in An English Girl in New Guinea p.100 et 101).

Photo de Kathleen Haddon, 1914, village de Kairu ©MAA Cambridge, N.35953.KH

Un peu plus tard et nous le verrons dans une note ultérieure, l’ethnologue suisse Paul Wirz a séjourné dans la région du Golfe dans les années 30. Il s’est lui aussi intéressé aux kaiemunu et a écrit un article « The Kaiamunu-Ébiha-Gi-Cult in the Delta-Region and Western Division of Papua » paru en 1937 in The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland Vol. 67. Dans ce texte, contrairement à Williams, il exprime sa conviction que les cérémonies Pairama devaient être répandues dans l’ensemble de la région du Delta, et même au-delà, jusqu’à la rivière Fly. Par ailleurs, il établit un parallèle entre l’ebiha, présent dans la partie occidentale du Delta, et le kaiamunu, observé dans la partie orientale. Il va même plus loin en affirmant qu’à ses yeux, l’origine de ce rituel est « à rechercher dans le sud ou le centre de l’Asie, d’où il s’est peut-être répandu d’abord dans l’archipel malais et plus tard en Mélanésie et en Australie. On trouve des représentations de monstres en d’innombrables endroits : au Tibet, en Chine, au Siam, et très fréquemment à Java et dans les petites îles de la Sonde. Elles rappellent surtout le barong, monstre de la mythologie javanaise, représenté par un grand masque porté par deux hommes« .


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