Le « dieu-requin » des Santa Cruz

« dieu-requin » © Musée du Quai Branly-Jacques Chirac 71.1969.51.25 (17,5cm)

Parmi les munge dukna recensés par Davenport (précédent article), certaines sculptures se distinguent par la présence marquée de représentations de requins, soit gravées sur le corps des personnages, soit figurant dans leurs mains. Cette particularité a conduit plusieurs commentateurs à les désigner sous le nom de « dieux requins ».

Parmi ces figures, de rares petits personnages assis ont longtemps été identifiés comme tels, notamment en raison de leur finesse sculpturale qui a attiré l’attention des Occidentaux, mais aussi parce que l’un de ces exemplaires a été collecté lors de la célèbre expédition de La Korrigane.

La collecte de cette pièce, en juin 1935, est largement relatée par Charles van den Broek dans son ouvrage publié en 1939, Le voyage de La Korrigane. Il y écrit : « Je voulais trouver un objet devenu très rare, un dieu requin. » C’est à deux heures de marche de Nole, sur la côte sud de l’île de Nendö, qu’il découvre le village de Nimbelowi, doté d’une imposante maison des hommes…

« Finalement, je découvris une de ces figurines, sculptée avec une incroyable finesse dans un vieux morceau de bois, tout noirci par la fumée des nombreux foyers qui se sont allumés depuis le jour où ce petit chef-d’oeuvre a été achevée. Au début, les hommes ne voulaient rien entendre. Je me suis assis et j’ai palabré pendant deux heures en brandissant des billets de banque […] j’étais si déterminé qu’à la fin j’obtins ce que je voulais. Il me fallut faire une distribution générale de tabac en sus du prix d’achat […] Tous regardèrent avec attention cet homme blanc qui ne craignait pas de toucher à ce dieu tout-puissant. Quand je l’eus entre les mains, personne ne voulut plus m’approcher […] J’avais un objet très curieux et d’un intérêt ethnographique considérable ; mais au fond de moi-même, je pensais avec mélancolie à l’étagère, désormais vide, devant laquelle avaient veillé neuf générations de gardiens, représentées par neuf crânes. Je n’étais qu’un vandale […] Mais je me consolai en réfléchissant au sort qui guettait cette charmante divinité. Des missionnaires allaient venir, qui l’auraient sûrement brûlée. Avec un peu de chance, elle serait tombée entre les mains d’un savant américain qui en aurait fait don à un musée de son pays. Moi, au moins, je l’apporterai en France, où il n’y en a pas une seule ».

Au British Museum, se trouve une statuette très proche stylistiquement. Elle faisait partie de la collection Beasley et a été collectée au village de Nelu sur Temotu island. On remarque de la même façon la bouche entrouverte. Par contre on notera la présence de pointes au niveau des poignets et des chevilles.

 

© British Museum Oct. 1944, 02.1170 (19,4cm)

Etiquette sous la figurine précédente © British Museum Oct. 1944, 02.1170

L’étiquette fragmentaire dactylographiée ci-dessus indique : « [figure] représentant le… dieu MEN-AR-TA-LE, du [village] de Nelu, île Trevanion, Temotu, archipel de Santa Cruz. On dit que les pointes sur les poignets servaient à tirer les requins de l’eau et à les placer sur des arbres [sur le rivage] ».

Ces représentations ont parfois été interprétées comme celle de la divinité Melake assise tranquillement sur une plage de sable sous une branche basse d’un grand arbre, en train d’obtenir une pêche miraculeuse. Davenport rapporte (p.23) : « À certains endroits, à l’aube et au crépuscule, les eaux peu profondes de la baie de Graciosa, sur Nendö, peuvent soudainement commencer à s’agiter. Les poissons sautent, certains si vigoureusement qu’ils atterrissent sur la plage sèche ou se transpercent sur les épines de la branche surplombante. Ce phénomène est causé lorsque des bancs de carangues, un poisson très prisé, viennent se nourrir de petits alevins près du rivage ; les requins s’approchent alors pour chasser les carangues, les obligeant à sauter hors de l’eau pour s’échapper. Ce phénomène, bien que naturel, est considéré comme étant précipité par une intervention surnaturelle, et il produit une abondance d’une denrée très prisée obtenue sans effort humain. Il est interprété comme un modèle générique de la façon dont une abondance de toute sorte de chose de grande valeur peut venir à un adorateur lorsqu’un dukna tutélaire utilise son pouvoir surnaturel pour enrichir son fidèle adorateur ».


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