Monnaies de plumes des Santa Cruz

Tevau collecté par La Korrigane © MQB 71.1961.103.115

Les célèbres monnaies de plumes des îles Santa Cruz, connues sous les noms de Teau ou Tevau (appelées aussi numonu à Fenualoa, moahau ou mangahau à Nifiloli et Pileni (Reef Islands)) nous ramènent au cœur de l’île de Nendö, où des artisans spécialisés en maîtrisaient la confection. Par rapport à mon précédent article, elles évoquent également le passage de la Korrigane à la fin juin 1935, lors duquel Régine van den Broek d’Obrenan raconte avoir assisté à leur fabrication et en avoir recueilli quelques exemplaires destinés au musée du Trocadéro. Deux de ses croquis en témoignent :

in À bord de la Korrigane, Carnet de voyage de Régine van den Broek d’Obrenan aux Nouvelles-Hébrides, aux îles Salomon et aux îles de l’Amirauté en 1935 (Ed. Somogy, 2014)

Concrètement, une unité d’échange appelée double-rouleau de monnaie était confectionnée à partir de quelque 50 000 à 60 000 plumes rouges du myzomèle cardinal. Ces oiseaux, présents sur l’île ainsi que sur les minuscules îles du Reef, étaient capturés à l’aide de pièges enduits de colle. Seules quelques plumes, prélevées sur leur poitrine, étaient utilisées avant que les oiseaux ne soient relâchés.

La fabrication impliquait la création de 1 600 à 1 800 plaquettes appelées lendu (environ 3 × 5 cm), fixées sur une bande de fibre d’hibiscus. Chaque plaquette était composée de plumes de pigeon noir collées entre elles, bordées d’une double rangée de plumes rouges, formant ainsi une frange décorative.

Ces rouleaux pouvaient être enrichis d’éléments symboliques ou précieux tels que des dents de cochon, des graines, de petits coquillages, ou encore des amulettes sculptées en bois représentant des poissons ou des tortues. Ces charmes conféraient du pouvoir à l’objet. Pour assurer leur préservation, ils étaient soigneusement enveloppés dans des feuilles de palmier et du tissu d’écorce.

Monnaie de plumes, Santa Cruz © The British Museum Oc1976,11.236

Un bref article de Géraldine Le Roux paru à l’occasion de l’exposition L’éclat des ombres en 2014 explicite parfaitement le processus et l’usage.

On pourra aussi lire l’article plus approfondi d’H.G.Beasley de 1936 : ‘ »Notes on the red-feather money of Santa Cruz« paru dans Journal of theRoyal Anthropological Institute, vol LXVI.

Le système commercial triadique traditionnel dans les îles Santa Cruz du nord, adapté d’un dessin réalisé par Elsebeth Morville, Moesgaard Museum, Aarhus, Danemark

L’usage de ces « monnaies » était varié, mais le paiement de la dot semble avoir été l’un des emplois les plus répandus. Ces rouleaux de plumes servaient également à apaiser des conflits, à verser des compensations entre groupes impliqués dans un litige, ou encore à marquer certaines cérémonies, notamment celles liées aux étapes de la vie, comme celle où les enfants reçoivent leur premier pagne. En pratique, ces échanges étaient probablement complexes, impliquant d’autres éléments tels que des porcs, des racines de taro, voire de la main-d’œuvre. Il convient aussi de souligner que la valeur de cette « monnaie » diminuait à mesure que les plumes perdaient leur éclat et devenaient noires.

Par ailleurs, ces rouleaux de plumes pouvaient être utilisés pour acquérir des biens de grande valeur, comme une pirogue de haute mer auprès des communautés des îles Duff. Cette fonction est notamment décrite dans l’article de Peter I. Crawford : « Numonu/ moahau : red feather coils from the Santa Cruz islands, Temotu province, Solomon islands« , 2022 in Etnografica, d’où est également tirée la carte des échanges dessinée plus haut.

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John Watt Beattie, photographe écossais installé en Tasmanie dès 1878, suivit une trajectoire parallèle à celle de son frère William, établi à Auckland où il fonda un studio photographique en 1894. De son côté, John Watt ouvrit son propre studio à Hobart, qui devint l’un des plus importants de la région jusqu’à son décès en 1930. Cette même année, le musée d’Auckland fit l’acquisition d’environ 1 300 négatifs sur plaques de verre issus de son œuvre.

Beattie s’est notamment illustré par les clichés réalisés lors d’une série d’expéditions dans le Pacifique Sud et Ouest, entamées en 1906. Ces négatifs, soigneusement catalogués et numérisés par le musée, constituent aujourd’hui un précieux témoignage visuel : Les vues du Pacifique Sud et Ouest de John Watt Beattie

Parmi cette collection remarquable, un cliché en particulier a retenu mon attention…

« Argent en plumes de Santa Cruz, – le prix d’une femme. », photo de J.W. Beattie, circa 1906 © Musée d’Auckland, n°72073

Il montre en effet un nombre important de monnaies de plumes rouges, à la fois portées par une rangée d’hommes sur une longue branche, et des femmes, sur leur tête. L’Européen qui pose avec le groupe a été identifié comme étant WC O’Ferrall, un missionnaire.

Si ces objets correspondent effectivement aux paiements traditionnels liés au « prix d’une femme », l’image illustre de manière saisissante le poids symbolique et social que ces transactions pouvaient représenter.


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