Seuls ceux qui tentent l’absurde atteindront l’impossible

Cascade, 1961, photo de l’auteure

En franchissant les portes de la Monnaie de Paris pour découvrir l’exposition consacrée à M.C. Escher,
on est immédiatement happé par un univers où les certitudes vacillent. Escaliers qui montent et descendent simultanément, pavages infinis, métamorphoses d’animaux en figures géométriques : tout semble défier la logique. Ce vertige visuel n’est pas seulement une prouesse esthétique, il est une expérience d’action. 

Et je me laisse volontiers emporter par ses escaliers impossibles et ses perspectives vertigineuses. Pourtant, en y réfléchissant, je ne peux éviter de songer à Alfred Gell qui, dans L’art et ses agents, propose de définir l’art à travers la notion d’agentivité.

Pour Gell, le style n’est pas seulement une signature personnelle, mais un ensemble de règles qui relient l’œuvre à une culture. Chez Escher, ce style reflète une culture visuelle mêlant mathématiques, gravure et philosophie. Je me plais à voir certaines de ses oeuvres en écho à des « travaux » de motifs océaniens qu’a étudiés Gell, faits de répétitions, de variations et porteurs d’intention

 Ainsi, selon Gell, les tatouages polynésiens ne sont pas de simples ornements. Ils racontent une histoire, affirment une identité et impressionnent ceux qui les regardent. Ils fonctionnent comme des signes qui relient la personne tatouée à sa communauté.

in Von den Steinen, Les Marquisiens et leur art, vol. 1.

Métamorphose II d’Escher fonctionne presque de la même façon : les formes se transforment sans fin ; les oiseaux deviennent poissons ou est-ce l’inverse … et nous entraînent dans leur mouvement. On ne regarde pas seulement, on est pris dans un jeu qui nous oblige à suivre le fil. Comme les tatouages, l’œuvre agit sur nous et nous fait entrer dans une culture visuelle où tout est lié. 

Détail du panneau Metamorphoses II, photo de l’auteure

Les lithographies d’Escher ne se contentent pas de représenter des paradoxes, elles les font vivre. Le spectateur devient “patient” de l’action de l’œuvre : il doute, s’émerveille, cherche à comprendre. On pourrait même voir l’exposition dans son intégralité comme  un réseau d’agents : Escher, ses œuvres, l’institution muséale, et le public. Chacun participe à une chaîne d’action où l’art est médiateur.

Un exemple des plus évidents est la Chambre d’Ames qui est une pièce construite de manière trapézoïdale qui, vue depuis un angle précis, donne l’impression que les personnes dans un coin sont gigantesques tandis que celles dans l’autre coin paraissent minuscules. 

© le site

Le réseau d’agents ainsi créé  illustre la théorie de Gell : l’art est un système relationnel, pas un objet isolé. On le retrouve par exemple avec Relativité :

Relativité © M. C. Escher 1953, photo de l’auteure

Les escaliers qui montent et descendent simultanément créent une confusion perceptive qui déstabilise le spectateur. Ainsi en est-il pour les boucliers de Nouvelle-Bretagne  conçus pour agir sur l’ennemi : intimider, perturber, provoquer la peur. Le style devient une arme psychologique, un agent qui agit dans le champ social et guerrier.

Boucliers resp.Sulka, Nakanai et Mengen, photo du site

L’exposition Escher à la Monnaie de Paris ne se réduit donc pas à une rétrospective d’un maître de l’illusion. Elle met en scène un art qui agit, qui déstabilise et qui relie. En mobilisant les concepts d’Alfred Gell (mais est-ce bien utile ?), on comprend que le style d’Escher est une culture visuelle qui dépasse l’individu, ses œuvres se révèlant être des agents puissants qui transforment notre perception. 

Le titre est une phrase de M. C. Escher


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