
L’accumulation de tapa et nattes présents lors de solevu ne peut que réactiver la mémoire de ce célèbre dessin réalisé par Johann Theodor Kleinschmidt, qui séjourna à Fidji de 1873 à 1878 pour le Godeffroy Museum. Ce dernier décrivit la scène à laquelle il avait assisté :
“…. . Le spectacle le plus impressionnant a cependant été offert deux jours plus tard par le Tui Nadrau, chef de Nadra, dans la région du cours supérieur du Singatoka (Sigatoka), et ses partisans. Ils ont passé une bonne heure à l’extérieur du village, le drapant dans quelques 600 pieds de tapa sombre. De chacune des six bandes ou plus qu’ils lui passaient autour du corps, ils suspendaient des boucles de masi (tissu d’écorce), … Une fois les cérémonies de bienvenue et le « meke » accomplis, ce tapa fut enlevé et présenté au grand chef (c’est-à-dire au gouverneur) avec des racines pour le yaqona, des cochons, des ignames, des taros et des « tambua » tabua (dents de cachalot) apportés en cadeau ou en hommage. Bien qu’il ait fallu tant de temps pour attacher le vaste volume de tapa au Tui Nadrau, il a pu s’en délester en quelques secondes… »


Dans le dessin ci-dessus, le chef est totalement emballé dans un tapa sombre brillant. Déshabillé rituellement, le chef permet de faire circuler de son mana à travers le tapa offert. Cette « substance contagieuse » que constitue le mana est synonyme d’efficacité, et c’est grâce à elle que le chef a permis de réunir un grand ensemble de valeurs. Parmi elles, Th. Kleinschmidt évoque les tabua, ces dents de cachalot percées à chaque extrémité afin de faire passer une cordelette de fibre de coco tressé. Contrairement à ce que l’on pourrait penser il ne s’agit pas de collier mais plutôt d’un support de parole. Réunis en grande quantité, enduits d’huile parfumée de coco, ils constituent une offrande des plus importantes.
Suite à l’acte de cession signé par 13 chefs fidjiens, les Fidji passent sous contrôle britannique le 10 octobre 1874. Sir Arthur Gordon est nommé premier gouverneur de la colonie en 1875. Lors de cette première année, un soulèvement généralisé des communautés fidjiennes contre les colons sera durement réprimé par Gordon au cours d’actions militaires coordonnées dans la moitié ouest de Viti Levu. Cette « Petite Guerre », ainsi nommée par Gordon, va permettre au gouvernement colonial d’affirmer son autorité dans l’ensemble des Fidji. À l’issue de celle-ci, des présentations de tabua seront faites par les chefs qui prêtent allégeance à la couronne britannique. C’est dans ce contexte, qu’en août 1876, ont été donnés à Sir Arthur Gordon les exemplaires ci-dessus, maintenant conservés à Cambridge.

Ce dernier tabua composite (photo ci-dessus) n’est pas de la même nature que les précédents car il se veut un « sanctuaire pour le divin ». Il semble qu’il ait été collecté par Ratu Peni Tanoa qui l’aurait pris d’un temple de Naitasiri à Viti Levu. Il aurait été réalisé par des artisans des Tonga ou des Samoa qui travaillaient pour les chefs fidjiens.
Pour en savoir plus et notamment sur l’utilisation des tabua de nos jours, on pourra lire en ligne l’article conséquent de Steven Hooper « Supreme among our valuables’: Whale teeth tabua, chiefship and power in Eastern Fiji » in The Journal of the Polynesian Society 122, 2013.