Lorsqu’on observe la planche du précédent article intitulée « Les idoles familiales des Pomaré« , on ne peut être que frappé par leurs aspects. Il y a certes deux petites figures, vaguement anthropomorphes, mais les autres objets possèdent une forme déroutante à nos yeux. Cette « non-forme » a le mérite de soulever la sempiternelle question des fétiches, des idoles, des icônes comme « incarnations » du divin. Comment des objets qui n’ont pas les traits de le transcendance (impossible par définition), qui n’ont aucune intention de représentation, peuvent-ils acquérir une agentivité pour rendre compte de la Présence ?
Comment, dans le cas des idoles tahitiennes, des objets « informes », des morceaux de bois généralement « emballés » pouvaient-ils acquérir du mana, du pouvoir, devenir des objets sacrés capables de « présentifier » le divin ? Cette question a animé bien des discussions au sein des historiens de l’art et des anthropologues… Parmi eux, citons Alfred Gell (avec notamment L’art et ses agents, une théorie anthropologique), et Adrienne Kaeppler, « Containers of Divinity », un article de 2007 in Journal of Polynesian Society 116-1 ; s’appuyant entre autres sur les travaux de Babadzan (1993) Les dépouilles des dieux. Il y a eu bien sûr d’autres contributeurs sur ce sujet complexe et autour de différents objets polynésiens.
Dans le cas des to’o et des cérémonies Pa’i atua , il semble que cette présence du divin s’acquérait au cours du rituel qui accompagnait le processus de l’enveloppement par du sennit et des plumes rouges, la divinité « se distribuant » alors vers les humains au travers du mana, cette substance vitale qui permet de régénérer l’ensemble des corps présents (corps des dieux, corps des hommes).
L’objet qui nous occupe ici, lié à la London Missionary Society, est paradoxalement un « conteneur du divin », non pas un to’o mais probablement un réceptacle à to’o donc est, lui aussi, empreint de mana. Et c’est Adrienne Kaeppler, dans l’article indiqué ci-dessus, qui en fait une étude précise.
Cette Fare Atua ou maison de la divinité fut acquise par George Bennet en 1823. Ce dernier était missionnaire et accompagnait le révérend Daniel Tyerman dans un grand voyage de par le monde. Les deux hommes passèrent un certain temps à Tahiti au cours duquel Bennet acheta plusieurs objets. Dans le Journal of Voyages and Travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq : Deputed from the London Missionary Society, to Visit Their Various Stations in the South Sea Islands, China, India, &c. Between the Years 1821 and 1829, Volume 2 , l’auteur, un certain Montgomery donne une description précise du contexte d’achat de cet objet (rapportée par James Hooper). Dans celle-ci, il note que cette « Godhouse » était « le lieu de repos de l’idole […] L’idole elle-même semblait être d’une grande ancienneté – un diable femelle, hideusement informe, imitant l’humanité. Son nom était Tii Vahine […] Au moment du rejet général de l’idolâtrie, cette image et la maison dans laquelle elle était conservée furent mises au secret par quelques-uns de ses prêtres, dans une caverne au cœur des montagnes, et ne fut exhibée que plus tard, lorsque le tout fut apporté au marché et vendu, non pour sa valeur monétaire, mais comme curiosité ».
Une idole du type de celle inventoriée LMS 98 aurait été associée à ce type de maison de divinité (LMS 120 examiné ici) ! Ce qui est repris dans la fiche d’ Edge Partington :
Mais d’après la longueur de telles maisons (environ un mètre de long) et la forme cylindrique de leur intérieur, et s’appuyant sur l’ouvrage de Teuira Henry, Tahiti aux temps anciens, écrit en 1928, Adrienne Kaeppler conclut, plus naturellement me semble-t-il, sur l’utilisation de cette « arche » comme conteneur de to’o.
Elle fait le rapprochement avec deux conteneurs de ce type conservés respectivement au musée de Copenhague et au musée du Vatican. Dans celui du musée de Copenhague, deux objets ont été trouvé à l’intérieur : le premier était un morceau de bois cylindrique, de 23,5 cm de long et de 3 cm d’épaisseur enroulé dans plusieurs bandes de feuilles, elles-mêmes entourées de ficelle de coco. À l’extrémité du cylindre, on a retrouvé un bouchon empli de cheveux et de plumes. L’autre objet était un tube de bambou enroulé dans un calicot bleu puis de sennit. Dans ce sennit on a retrouvé des plumes et une touffe de poils.
Pour l’exemplaire du musée du Vatican, on a rapporté qu’il était « divisé en trois compartiments contenant des dents de porc, des os humains d’ancêtres, des cheveux et des barbes de vieillards ». A. Kaeppler a demandé une radiographie de cet objet qui a montré l’intérieur constitué d’un seul compartiment contenant des paquets de sennit semblables à des to’o et un petit récipient contenant peut-être des cheveux humains.
Tous ces éléments (cf. son article) donnent à penser à l’anthropologue combien, l’existence en nombre de sennit, la présence des cheveux, l’élaboration de l’enveloppement, étaient des points des plus fondamentaux quand à la conception « agentive » du sacré dans ces temps anciens…
Photos 1 et 2 : Fare Atua LMS 120 © The British Museum – (2) avec to’o OC1981.Q.1551
Photo 3 : Fare Atua LMS 120 et Ti’i Vahine LMS 98 © The British Museum.
Photo 4 : Fiche d’Edge Partington © The British Museum.
Photo 5 : Tuamotuan Fare atua in the National Museum of Denmark, Ethnographic collection, © National Museum of Denmark, Copenhagen.