Felix Speiser en Nouvelle-Bretagne

in Chris Gosden & Chantal Knowles, 2001

Lorsque Speiser se trouve en Nouvelle-Bretagne en 1929, ce n’est pas la première fois que l’ethnologue suisse foule une terre mélanésienne puisqu’il a travaillé dans les années 1910 au Vanuatu et nous a laissé une somme (Ethnologie du Vanuatu) publiée en 1923 sous le titre Ethnographische Materialien aus den Neuen Hebriden und den Banks-Inseln. Il a maintenant 49 ans, et après un travail sur le terrain en Amérique du Sud décevant à ses yeux dans les années 20, il repart vers l’Est, direction la Papouasie Nouvelle-Guinée. La période du colonialisme allemand est révolue mais a laissé son empreinte, notamment dans l’archipel Bismarck où il projette de se rendre, et le pays demeure toujours sous statut de colonie avec, cette fois, la présence australienne.

Il semble que cette période de l’entre-deux-guerres en Papouasie Nouvelle Guinée soit mal connue de par un manque flagrant de documents, certains perdus avec l’éruption du volcan à Rabaul (1994) mais aussi et surtout lors de l’occupation par les Japonais du nord du Territoire de Papouasie. De cette période, on conserve néanmoins un témoignage de première main avec les rapports de Ernest William Pearson Chinnery (consultables en ligne sur National Library of Australia.) Ce dernier fut nommé « anthropologue du gouvernement » en 1924, directeur des services de district en Nouvelle-Guinée en 1932, conseiller du Commonwealth pour les affaires autochtones et directeur du département des affaires autochtones des territoires du Nord en 1939 … Chinnery était donc un fonctionnaire colonial formé à l’anthropologie et par conséquent bien placé pour étudier la relation entre cette discipline et la gouvernance coloniale. C’était un personnage pivot pour les anthropologues qui souhaitaient avoir un permis de travail dans les territoires papous à l’époque, et c’est vers lui que Speiser se tourna pour obtenir son « visa »d' »étude anthropologique et ethnologique des natifs de Nouvelle -Bretagne ». Il était alors accompagné d’un étudiant en zoologie, Heinrich Hediger.

© E. W. P. Chinnery in Man 27, 1927.

Peut-être avait-il lu l’article de Chinnery, unique sur le sujet, des chasseurs Arawe, et était-il intrigué par cette technologie ? En effet, d’incroyables sarbacanes étaient réalisées avec des tubes de plus de six mètres de long constitués de roseaux, creux et lisses, emboîtés les uns dans les autres et joints avec une substance noire ressemblant à de la colle. Les fléchettes étaient alors insérées dans le tube et lancées par la force du souffle. (Man 27, nov. 1927). Une photographie de Chinnery décrit la scène (ci-contre).

En Nouvelle-Bretagne Speiser fut basé à Kandrian, Gasmata et dans les îles Arawe. Grâce à un planteur nommé Harry Bond, il fit la connaissance d’un vieil homme appelé Aliwa, qui était un Big Man mais aussi un luluai dans l’île de Pilelo, c’est-à-dire un agent local recruté par l’administration coloniale parmi les chefs de village ou de clans. Parmi les informateurs de Speiser, Aliwa fut probablement le témoin de ce début de siècle le plus important pour sa compréhension de la culture Arawe. L’anthropologue suisse était intéressé par l’histoire de la région, la culture matérielle à travers laquelle il souhaitait pouvoir mettre en évidence les migrations de populations et les liens entre elles : et en ce sens la connaissance et mémoire d’Aliwa se révélaient être spectaculaires.

Malheureusement tout le matériel de Speiser est conservé au Museum der Kulturen de Bâle dont je déplore le manque de communication en ligne tant sur sa base d’objets que sur celle de sa collection de photographies de terrain. La seule source de mon article demeure donc l’ouvrage de Chris Gosden & Chantal Knowles cité plus bas.

Aliwa était semble-t-il était déjà connu des membres de l‘expédition de Hambourg. C’était un Big Man influent et un luluai de première importance. Il n’hésitait pas à étaler ses richesses devant sa maison, à savoir 13 coquilles de perles de grande taille, chacune d’elle possédant un nom et étant connue de tout le district à même de jauger leur pedigree.

in Chris Gosden & Chantal Knowles, 2001

Dans les documents dAlfred Cort Haddon, numérisés à la National Library of Australia, on peut trouver une lettre de Speiser à ce dernier du 27 mai 1930 dont un extrait ci-dessous :

Extrait d’une lettre de F. Speiser à A. C. Haddon, 27 mai 1927

Ce passage dévoile les intérêts de Speiser. Il déplore la quasi absence de rituels qui l’intéressent tant, mais il va tout de même assister à certaines cérémonies, il souhaite étudier la pratique de déformation du crâne et les ornements avec des dents de cochons recourbées ; ces deux points lui évoquant des similitudes avec ses observations antérieures au Vanuatu.

Gosden et Knowles pointent cependant le fait que Speiser a tout de même eu accès à certaines cérémonies : le Kamotmot et le Kuiunke. Si la première semble avoir été documentée par Chinnery, aucun anthropologue n’a rapporté la seconde (Gosden & Knowles, 2001, p. 118). Personne n’a collecté de masque Kamotmot, mais Speiser réussit à rapporter 3 masques Kuiunke, des masques fragiles, réalisés en fibre de palmier accompagnés d’un costume de feuilles (conservés au museum der Külturen, Basel). Les danseurs aboyaient et utilisaient des sifflet à feuilles pour déstabiliser les gens. Il s’agissait peut-être de masques de sociétés judiciaires.

Un autre type de masque était présent lors des cérémonies d’initiation des jeunes hommes. Il s’agit de masques appelés Warku. Il semble qu ‘A.B. Lewis ait réussi à en acheter cinq exemplaires lorsqu’il était en Nouvelle-Bretagne en 1911. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les rituels ont connu de grands changements, passant parfois de « représentations » où les acteurs et les spectateurs étaient exclusivement masculins à des cérémonies pouvant impliquer l’ensemble de la communauté. En 1929, Aliwa a déclaré à Speiser qu’il connaissait encore deux masques warku ; tous les autres ayant été détruits par les missions ou achetés par des Blancs.

De l’important travail réalisé en Nouvelle-Bretagne, Speiser n’en a pas tiré une somme importante comme celle réalisée sur les Nouvelles-Hébrides. Il n’existe qu’un petit catalogue (35pp. et 10 illustrations) sur l’exposition consacrée à la Nouvelle-Bretagne qu’il monta à Bâle en 1945… et probablement de nombreux documents, articles, photographies, lettres encore conservés. Et enfin une collection de 110 objets vendus et conservés à Bâle. Il a cependant rapporté plus que cela, environ 350 artefacts dont des doublons qu’il a vendus à d’autres musées ou collectionneurs, l’aidant en cela à financer ce voyage.

Retenons qu’il fut sur ce terrain, un anthropologue qui chercha d’une part « à définir des zones culturelles en Nouvelle-Guinée sur la base des différences raciales et matérielles, et sous l’influence des migrations » (une démarche en phase avec son époque), mais aussi à comprendre « les relations entre l’art, le rituel et la culture matérielle », une philosophie qui entre beaucoup plus de résonance avec les recherches anthropologiques de nos jours.

À suivre

Source : Chris Gosden & Chantal Knowles, 2001, Collecting colonialism. Material Culture and Colonial Change, Berg.

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